Le diable s’est bien amusé | 2012
Francia Tissot raconte dans ce livre son enfance, sa jeunesse calédoniennes marquées par de terribles événements, vécus également par ses mère et grand-mère. Dans cet extrait, elle raconte les difficultés rencontrées par son aïeul, Vincent.
Depuis trois jours, la chaleur est insupportable, le soleil cogne sur cette partie du nord de la Nouvelle-Calédonie. Vincent regarde le ciel et se demande quand tombera la pluie. La lumière blesse les yeux, l’herbe est devenue paille. Le marais qui, voilà quatre mois, était couvert d’eau et de plantes marécageuses, aujourd’hui, ressemble à une large cuve de boue. Les grenouilles ont déserté, les animaux ont cessé de venir s’abreuver. Les mouches, attirées par la puanteur des poissons qui pourrissent le ventre gonflé à l’air, ont remplacé les libellules.
Au loin, de temps en temps, des éclairs strient le ciel envahi par le grondement du tonnerre mais la pluie ne vient pas. Nous sommes au mois de décembre, il est trois heures de I ‘après-midi. Vincent se dit que si la pluie n’arrive pas rapidement, les éclairs risquent de provoquer des incendies. Il contemple sa propriété et malgré sa crainte, pense que les feux ne pourront pas l’atteindre. Il a pris ses précautions, a défriché, déboisé, éclairci en coupant les arbres de niaouli, arbres dangereux dont l’essence favorise l’embrasement rapide. La rivière qui traverse ses terres est un avantage de plus pour lutter contre les feux. Il souhaite pourtant voir tomber la pluie dès cette nuit. La température est élevée, Vincent prend la décision de rentrer chez lui. Depuis ce matin, il n’a pas cessé de piocher et de préparer la terre pour planter des pommes de terre. Une multitude d’insectes court sur le sol surchauffé et se dissimule sous les mottes de terre. La chaleur est toujours aussi tenace, la sueur lui coule le long de la colonne vertébrale et pique son visage. Vincent arrive chez lui épuisé.
Assis maintenant sous sa véranda, silencieux, il regarde les montagnes toutes proches de chez lui illuminées par les éclairs, le tonnerre redouble, le bruit évoque des tonnerres qui roulent, ses chiens ont peur et courent se cacher sous le grand fauteuil. Après un repas léger, épuisé d’avoir travaillé la terre sans relâche, il décide de se reposer et d’essayer de dormir. Allongé sur le Iit, il prie pour qu’il pleuve enfin. Vincent est réveillé très tôt par un bruit inhabituel, un ronflement inquiétant. Les vaches meuglent, les chevaux hennissent, ce qui est anormal si tôt le matin. Il sort rapidement de sa chambe, à moitié vêtu et se trouve devant un spectacle effrayant. Le vent s’est levé et souffle intensément. Vincent se précipite dehors et comprend que le feu a envahi les alentours, brûle les montagnes et s’approche déjà de ses cultures et de ses pâturages. Les flammes comme de grandes langues ont commencé à lécher les clôtures. Ses ouvriers. Moïse et David, sont absents. Lui. Le maître, va devoir se débrouiller seul. Il tente de se battre contre les feux qui progressent. Un vent violent persiste, emportant les tisons par-dessus la végétation, du côté de ses cultures, de sa maison et des hangars où le maïs et le matériel sont stockés. Les flammes alimentées par l’essence de quelques arbres de niaouli qu’il a voulu conserver montent jusqu’à leur cime, ils ressemblent à de grandes torches. Vincent ne peut pas se permettre d’échouer. Il faut éteindre ces feux qui peuvent ravager ses cultures et approchent avec rapidité de sa jolie maison coloniale construite de ses mains pendant plus de trois ans.
Il regarde autour de lui, s’aperçoit maintenant qu’il ne pourra pas accéder à l’étang : les flammes sont déjà dans les hautes herbes qui servaient de nids aux canards et aux poules sultanes. De plus, le marais de l’autre côté est tari.
Voilà huit ans qu’il est arrivé sur cette propriété isolée de tout. Pas une âme qui vive à des kilomètres. Il se déplace uniquement à cheval, s’est accommodé pendant deux ans d’une cabane provisoire en tôles et troncs d’arbres abattus à la hache et s’est contenté de cuire ses repas dehors, même par mauvais temps, sur une installation qu’on appelle aujourd’hui «barbecue ». Il s’est désaltéré de l’eau de la rivière et dit fièrement qu’il a la plus belle et la plus grande baignoire du monde, «la rivière» ! Comme beaucoup de jeunes colons, il a répondu à un appel du gouvernement qui a décidé de donner des terres à une condition : ils ont dix ans pour construire, cultiver, élever du bétail. La Nouvelle-Calédonie a grand besoin d’éleveurs et d’agriculteurs. Ce temps écoulé, s’ils ont donné satisfaction, leur titre de propriété leur sera définitivement acquis. Les colons ont ainsi apporté beaucoup à la brousse : même si ce n’est plus à la mode de le dire, il faut le reconnaître. Grâce à eux, des routes se sont construites et ont ainsi sorti les gens de leur isolement.
Malec est au fond du nord de la Calédonie, entre Koumac et Poum, endroit austère mais idéal pour élever du bétail. Dès que Vincent a vu cet endroit éloigné de tout, il l’a aimé. C’est un bon «stockman», qui manie le fouet avec adresse. Avec les quelques chevaux qu’il possède, il pourra travailler la terre. Sur cette île lointaine, le temps ne se mesure pas, le soleil et les marées rythment la vie. Dès la première année, il a employé deux autochtones, Moïse et David qui avec lui, ont travaillé comme des esclaves, levés tôt le matin et couchés tard, épuisés par la fatigue. Ils ont défriché, entouré la propriété de fils barbelés, fait des trous pour planter les petits poteaux en gaïac. À l’aide de la pioche et de la pelle, les hommes ont achevé la mission que Vincent s’était donnée.
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