Roman | 2deSecondeSéquence 1

Antimémoires | Malraux

Antimémoires est un ouvrage d’André Malraux publié en 1967.

Je revenais à moi dans une civière étendue sur l’herbe, que deux soldats allemands empoignaient. Sous mes jambes, elle était couverte de sang. On avait fait sur mon pantalon un pansement de fortune. Le corps de l’officier anglais avait disparu. Dans la voiture, les corps immobiles de mes deux camarades. Un Allemand détachait le fanion. Les porteurs de ma civière partirent vers Gramat. La ville m’avait semblé assez éloignée. Le long de la civière, un sous-officier.

J’étais allé arbitrer un conflit entre un maquis Buckmaster et un maquis F.T.P. Au retour – vingt minutes plus tôt – nous somnolions en approchant de Gramat, fanion à croix de Lorraine claquant dans le vent chaud. Une fusillade que l’on entend mal, le carreau arrière qui éclate, l’auto qui fonce dans le fossé après un tête-à-queue. La mort du chauffeur – une balle dans la tête – a lancé violemment son pied sur le frein. Le garde du corps est écroulé sur les armes. L’officier anglais a sauté sur la route, à droite, et tombe, les deux mains rouges de sang crispées sur son ventre. J’ai sauté à gauche et couru, les jambes engourdies par trois heures de voiture. Le tir d’une mitrailleuse se précise ; l’auto me protège d’une autre. Une balle coupe l’attache du genou de ma jambière droite qui se déploie en corolle, maintenue par l’attache du pied. Il faut m’arrêter pour l’arracher. Une balle dans la jambe droite : douleur très faible. Le sang seul prouve que je suis touché. Une terrible torsion de la jambe gauche.

Ces deux types qui me transportaient comme un paquet n’avaient pas l’air méchant du tout. Il en viendrait d’autres. C’était extraordinairement absurde. Comment les Allemands pouvaient-ils être à Gramat ?

Tout allait finir ici, Dieu sait comment, après cette route dont le ciel radieux de juillet semblait s’établir dans l’éternité, ces paysans qui me regardaient passer, mains croisées sur le manche de leur bêche, et ces paysannes qui faisaient le signe de la croix comme un salut funèbre. Je ne verrais pas notre victoire. Quel sens cette vie avait-elle, aurait-elle jamais ? Mais j’étais aspiré par une curiosité tragique de ce qui m’attendait.

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